Le régime "locavore", délices et délires

par Corinne Lesnes, LE MONDE,  21 mai 2008

Après les carnivores et les omnivores, une nouvelle espèce a fait irruption dans le paysage anthropologique américain : les “locavores”. Les membres de cette tribu ont fait vœu de ne manger que des produits locaux. Adieu café, riz, chocolat et huile d’olive : tout ce qui n’a pas été produit, préparé et emballé dans un rayon de 160 km est interdit de séjour dans les assiettes. Après les délocalisations, voilà la re-localisation ; le retour au potager, dans l’espoir de limiter les émissions de gaz toxiques. La réinvention de la roue, diront certains. Un nouveau signe, quoi qu’il en soit, du grand trouble existentiel qui a saisi les champions de la mondialisation.

Le New Oxford American Dictionary a fait de “locavore” son mot de l’année 2007 (devant “tase” : action d’infliger des chocs électriques à un individu rebelle, ou “mumblecore” : films “à petit budget, tournés par des acteurs non professionnels avec des dialogues largement improvisés”). Selon Ben Zimmer, le responsable du dictionnaire, le choix 2007 reflète l’importance croissante du phénomène écologique dans la société américaine. Même le langage devient vert. En 2006, le mot retenu avait été “carbon neutral” (bilan carbone).

La paternité de locavore est généralement attribuée à un groupe de quatre copines de San Francisco, dont Jessica Prentice, qui étudiait en 2005 à l’institut culinaire et trouvait ridicule que la Californie importe des fraises, alors qu’elle en produit pour l’exportation. Depuis, le mouvement s’est étendu à tout le pays. Son unité de référence est la “nourriture-kilomètre”, la distance parcourue de la ferme du producteur à l’assiette du consommateur. En moyenne : 2 000 km. Selon les locavores, un verre de jus d’orange de Floride consommé à Chicago contient l’équivalent de deux verres de pétrole. Dans l’Oregon, l’association EcoTrust a lancé une campagne de sensibilisation qui raconte l’histoire de deux tomates. L’une est toute verte, la mine défaite : c’est Traveling Tom. La tomate Tom vient de loin, on a dû la cueillir avant maturité puis la faire rougir à coup d’hormones avant de la placer sur les rayons de supermarché. L’autre a une mine superbe. C’est Local Lucy. Tom venu de l’inconnu contre Lucy venue d’ici…

Le locavore n’a pas la vie facile. Le régime n’autorise pas le jus d’orange, sauf pour les résidents de Floride ou de Californie. L’hiver, c’est vache maigre : la plupart des adeptes retournent à leurs supermarchés (bio, de préférence). Les groupes échangent des recettes. La glace aux haricots est un délice mais il faut faire bouillir soi-même les féculents (le bilan carbone interdit d’utiliser les produits en conserve). On s’invite à repiquer les oignons, “une fabuleuse occasion de s’amuser dans la terre”. Les plus radicaux conseillent de supprimer purement et simplement la viande : si chaque Américain devenait végétarien une fois par semaine, cela reviendrait à retirer 8 millions de voitures de la circulation, affirment-ils.

Chaque locavore a le droit de choisir une “exception” ; un petit privilège qui lui remonte le moral les jours de compote de rutabaga (du chocolat, par exemple). Il est possible aussi de conserver sel, poivre et épices dans ses menus. C’est “l’exception Marco Polo”. Les locavores ne culpabilisent pas : comme dit l’un d’eux, importer du thé dans des containers non réfrigérés consomme nettement moins d’énergie “qu’expédier par avion des crevettes surgelées produites en Thaïlande sur des fermes qui détruisent les palétuviers”.Les icônes du mouvement sont l’écrivain Barbara Kingsolver, qui a passé un an sur une ferme en Virginie. Ou les deux Canadiens James MacKinnon et Alisa Smith, auteurs du livre The 100-mile Diet (le régime 160 km). Adam Gopnik, le distingué critique du New Yorker, a de son côté poussé l’expérience jusqu’à essayer de tenir une semaine avec des aliments provenant exclusivement des cinq quartiers de New York. Il a trouvé un apiculteur qui entretient 15 ruches sur les toits de Manhattan, un éleveur de poulets dans le Bronx… Il en a tiré une leçon : le “localisme” est aussi un désir d’humanité. “Manger quelque chose de local, c’est rencontrer quelqu’un dans les environs.”

Les locavores sont critiqués pour leur isolationnisme alimentaire. “Manger au XXIe siècle comporte une part de voyage et de mélange des cultures”, reproche Joel Stein, dans Time Magazine, en avouant avoir concocté un dîner dont aucun ingrédient n’avait parcouru moins de 5 000 km, par pur esprit de provocation (asperges du Pérou, bar d’Argentine, beaujolais…) D’autres trouvent le raisonnement “local” un peu simpliste : il est plus écologique, par exemple, pour les New-Yorkais, de boire du vin français, qui arrive par bateau que du vin californien transporté par camion. Quant aux tiers-mondistes, ils déplorent que les locavores trahissent les communautés du Costa Rica ou du Kenya avec lesquelles les chaînes de produits “bio” ont conclu des marchés.

Cette discussion sur l’origine des aliments reflète l’inquiétude actuelle sur la sécurité alimentaire. Dans un pays où les alertes à la nourriture contaminée sont fréquentes et où deux tiers de la population présente une surcharge pondérale, les habitants ne touchent plus à leurs assiettes sans culpabilité. Il n’y a pas si longtemps, les Américains se moquaient de José Bové. Aujourd’hui, ils réévaluent leur mode de vie. Comme on dit à la ferme, mieux vaut tard que jamais.